Le grillon

Bai, ci-dessous, ce n'est vraiment pas un format blog. Et, en plus, ce n'est ni crudité, ni fleur bleue.

Cet endroit du jardin avait toujours été moins sombre. Sur le reste du terrain, les chênes et la nuit s’accordaient pour remplir d’obscurité l’espace autour de la maison. Elle se souvenait du petit frisson de plaisir qu’elle ressentait, adolescente, à quitter les lumières douces de la terrasse pour s’enfoncer dans le noir et ressortir dans ce petit coin plus clair près de la touffe de lavande. Elle s’approcha de la silhouette accroupie dans l’herbe.
- Le grillon ? questionna-t-elle.
- Hum, répondit-il, les vibrations de tes pas l’ont fait taire mais il va reprendre ; il chante fort ce soir.
Elle s’assit lentement et inconsciemment respira l’air. La lavande n’exhalait plus rien. Elle s’en rappelait pourtant nettement le parfum dans des nuits de fin d’été pareilles à celle-ci, lorsque, cherchant son père avant d’aller se coucher, elle le trouvait là, à écouter le grillon dans la nuit.

- C’est ton petit moment à toi ? demanda-t-elle.
- Oui. Ça fait longtemps que je n’étais pas venu.
Elle se tut un instant. Ses yeux commençaient à percevoir les points brillants des étoiles au dessus de la haie.
- Alors ça fait longtemps que tu n’as pas pensé à elle.
Il tourna lentement la tête dans sa direction et murmura d’un air amusé : Pourquoi crois-tu cela ?
Le grillon reprit son chant, tout pres ; il devait être dans l’herbe un peu plus haute au pied de la lavande.
- J’avais dans l’idée avant, enfin quand elle est morte en fait, que tu venais ici pour penser à elle tranquillement le soir. Elle est morte en été et le grillon chante en été.

Il laissa passer une stridulation.

- C’est bizarre, j’ai l’impression d’être toujours venu ici. Je n’associe pas particulièrement cet endroit avec sa mort. Mais je ne sais plus. J’ai peut être commencé à ce moment là. Et tu me flattes un peu en m’accordant des pensées. Je ne pense à rien en fait quand je suis ici.
Elle resserra ses genoux vers sa poitrine.
- Alors, tu ne penses plus à elle, murmura-t-elle au bout d’un instant avec une voix de petite fille boudeuse qu’elle ne se connaissait plus.
Ce ton chagrin moqueur le surprit lui aussi. Il se tourna à demi vers elle, appuya son poing sur son épaule et poussa en souriant : J’avais oublié comme tu pouvais être bêtasse. Elle se laissa tomber sur le côté en émettant un rire de gorge grave. Le grillon se tût.

Ils laissèrent le temps glisser et le grillon reprendre sa crécelle.

- Bien sûr que je pense toujours à elle. C’est ta mère, c’est ma femme et je ne parle pas à l’imparfait.
- Moi non plus, c’est un temps que je n’utilise pas quand je parle d’elle.
Une vague claqua fort, là bas, à trois kilomètres et remplit le silence de la nuit de son écho sourd.
- Ici, je ne pense à rien. Sa présence, son absence, ce sont plutôt dans les petits silences de la vie quotidienne, dans les questions que je ne formule plus – tu as vu ce soleil, tu ne crois pas qu’il faudrait faire les vitres ? – ils sont jolis les géraniums cette année, tu penses qu’il faut mettre de l’engrais pendant la floraison ? – ça se lave à combien ce pull en laine ?
- Tu ne sais toujours pas laver un pull depuis ce temps ? le coupa-t-elle.
- Ça fait longtemps que je ne t’ai pas servi de punching-ball, répondit-il en tendant de nouveau son poing vers son épaule.
Elle grogna : Arrête de me taper, je n’ai plus quinze ans.
- Je ne te tapais pas quand tu avais quinze ans.
- Non, tu n’avais pas intérêt.
- Je n’en avais pas envie d’ailleurs. Cela fonctionnait sans cela. J’ai l’impression qu’à cette époque tout glissait, incompréhensiblement. Elle était morte et nous étions vivants, nous continuions. Enfin, tu n’as peut être pas ressenti cela.
Elle tendit son poing et le heurta violemment.
Il se massa l’épaule.
- Bien sûr que cela veut dire quelque chose pour toi. Je ne suis simplement pas sûr de ne pas t’ennuyer mes vieilleries.
- Et tu t’y connais en vieilleries.
Un avion clignotait dans le loin de la nuit.
- Je ne suis pas sûr que ce soit un reproche, répondit-il après un silence que le grillon ne meubla pas.

Elle attendit que le clignotement de l’avion disparaisse.

- Tu la trouves où cette énergie pour que tout semble facile ? souffla-t-elle.
C’était peut-être le moment d’avoir un peu frais mais il ne bougea pas.
- Tu me crois si je te dis que l’énergie je la trouve en toi, en ton frère, en vous quoi. Tu me crois ou tu trouves cela trop lourd ?
Le grillon profita du silence pour glisser son frottement.
- C’est lourd, oui. Mais ce n’est pas insupportable. Exigeant tout au plus, répondit-elle.
- J’ai la même exigence pour moi tu sais.
- Tu t’arrêtes quand d’être le super papa qui fait face et qui ne pleure jamais ?
- Tu sais très bien qu’il n’y a pas de héros. Nous sommes là, c’est tout.
- Tu t’arrêtes quand ?
- J’avais quelques objectifs quand elle est morte : ne pas lâcher avant que vous ayez fini vos études, maintenir vivant son souvenir sans tomber dans le morbide, vous faire sentir que vous n’étiez pas là par hasard mais parce qu’on s’aimait tous les deux et que vous étiez le prolongement de cet amour. Et j’ai vécu avec vous. Et c’était bien. Ce n’était pas simple mais c’était bien. Et c’est toujours bien. C’est différent. Ça ne s’arrête pas.

Elle s’allongea, le dos dans l’herbe, les yeux dans la nuit à la recherche d’une étoile filante.

- J’ai réfléchi ces derniers temps.
Il se garda de dire quoi que ce soit. Il éprouvait la même sensation que lorsqu’elle avait quinze ans et qu’il croyait voir poindre l’instant où elle allait mettre en mots ce qui remontait lentement d’elle. Il avait toujours su se taire mais n’avait vraiment ressenti ce que cela supposait que dans ces moments lorsque son silence devait rassurer sur sa disponibilité tranquille sans trahir d’impatience.

- Je t’ai déjà surpris ? continua-t-elle.
Raté, il ne se rappelait plus mais ce n’était jamais si rapide. Elle déblayait, élaguait, ratissait parfois très longtemps avant d’envisager la vraie question. Autant elle apparaissait déterminée et prompte dans ses prises de décisions quotidiennes, autant elle avait besoin avec lui d’alimenter tous les possibles. Il avait cru, au début, à un jeu, à une coquetterie de fillette. Puis il lui avait semblé qu’il était plutôt la seule personne avec qui elle s’autorisait à exprimer son cheminement.

Finalement, c’était peut être une vraie question.
- Surpris ? Pas vraiment. Rarement. Ce n’est pas par manque de modestie tu sais, mais non. Pas plus que je n’ai dû te surprendre très souvent.
- Tu ne m’as jamais vraiment surpris mais ce n’est pas pareil. Tu es mon père et tu as toujours été là, facilement là, évidement là.
Il demeura assis, un peu gêné d’entendre la voix de sa fille lui arriver dans le dos mais c’est elle qui avait choisi ce décalage. Aussi poursuivit-il : Si en fait, j’ai été surpris la première fois que tu as ramené une fille à la maison.
- Je n’ai pas ce souvenir. Pour moi, cela c’était passé le plus simplement du monde, répondit-elle sans émotion particulière dans la voix.
- Cela n’a pas été une vraie surprise peut-être, continua-t-il, il m’a juste fallu dix secondes je pense, pas plus, pour recaler les morceaux. Tu m’as laissé ces dix secondes et c’était bien.
- Dix secondes et puis ?
- Tu étais là, simplement. Avec une fille. Puis avec d’autres.
Il caressa la pelouse, lentement, de la paume de sa main puis reprit : on s’éloigne du sujet non ?
- Peut-être pas. Tu as toujours eu des opinions, des arguments. Tu nous as toujours tout expliqué ou demandé des explications.
- Et je ne demande pas à ma fille pourquoi elle préfère les demoiselles ? Et je ne fais aucun commentaire sur la collection phénoménale de personnes qu’elle ramène à la maison ?
- Oui, il y a un peu de cela, admit-elle.
- Je crois que le côté collectionneuse me flatte en fait. Une fierté mal placée de plus surement. Ma fille est tellement bien qu’elle allume tout ce qu’elle veut.
- C’est ce que tu dis à tes amis lorsque tu parles de moi ?
- En fait, je n’aborde pas le sujet.
- Je te fais honte de préférer les filles ?
- C’est plutôt que les gens de mon âge parlent surtout de leurs petits-enfants. Comme je n’en ai pas, je n’ai rien à dire. Et je perçois enfin comme j’ai du être pénible lorsque je parlais de vous en terme dithyrambiques. Cela m’oblige à une cure de modestie de n’avoir aucune anecdote à raconter.
- C’est vraiment un problème pour toi les petits-enfants ?
- Tu sais bien que ce n’est pas le sujet. Les enfants, on les désire à deux et on les élève à deux, solidement deux.
- Ben non, tu nous as élevés en partie tout seul.
- Moi, je suis la mauvaise exception qui ne confirme aucune règle. Nous vous avons désirés, elle est morte mais cela ne changeait rien au projet de base.
- Tu mets la barre toujours trop haut. Ce n’est plus une mère que j’ai. C’est une icône parfaite. Je crois que si je collectionne comme tu dis, c’est que je ne me sens pas d’avoir un amour trop fort en retour. Cela aurait été plus simple pour moi si tu t’étais remarié.
- Tu l’aurais tuée la pauvre.
- De jalousie, oui, probablement, et il n’y avait aucun soupçon de sourire dans sa voix, mais cela aurait été plus facile pour moi quand même. Mon père, mon super père, qui vit un petit amour minable, cela ne fait pas une marche trop haute pour faire mieux. Tandis que là, j’ai en face de moi un amour si formidable, si magnifié par l’absence et si irremplaçable que je n’ai pas trop envie de prendre mon élan.
- C’est bien la première fois que je te vois avoir peur de te lancer.
- C’est plutôt la première fois que je m’autorise à t’avouer une de mes craintes.
- L’objectif était que vous soyez forts, indépendants et comblés d’amour pour avoir confiance en vous.
- Ouais, l’objectif a été atteint. Mais c’est un amour exigeant dont tu nous as remplis. Et c’est la première fois ce soir que je te parle d’une de mes peurs. Tu vas me dire que je n’ai jamais peur mais tu te trompes. Tu me vois avec des yeux de père fou de fierté mais je suis comme tout le monde.
- Comment veux tu que je change mon regard sur vous ? Je ne peux pas.
- Je ne sais pas si c’est nous que tu vois, vraiment.
- Tu crois que c’est elle que je traque à travers vous ?

Elle se redressa et resserra ses bras autour de ses genoux.

- Non, je ressens plutôt que tu cherches à la rassurer, à la déculpabiliser. Tu es morte mais tout va bien, tout va même très bien, tu n’as rien à craindre, rien à regretter. Regarde le résultat, nos enfants sont comme les autres, encore mieux que les autres.
- Oui, je suis assez d’accord avec ta dernière affirmation, souffla-t-il dans un sourire.
- C’est sérieux ce que je te dis.
- Terriblement, s’entendit-il répondre.

Il frissonna soudain, sans raison.

- Tu ne veux pas dormir près du grillon ce soir ? demanda-t-elle.
- Il n’y a pas quelqu’un qui t’attend dans ta chambre ?
- Nous avons bien joui cet après midi avant d’aller nous baigner ; elle peut dormir sans moi. Ne bouge pas, je vais chercher ce qu’il faut.

22 commentaires:

Prax a dit…

Je ne suis pas sur de garder ce texte ici, c'est hors ligne éditoriale.
En plus, cela prend plein de place et je ne trouve pas comment en afficher uniquement une partie. (lire la suite)

Aurélie a dit…

Je crois que j'aime les billets qui n'ont pas un "format blog" et qui s'éloignent un peu du chemin tracé par la ligne éditoriale.

Aujourd'hui, ce sont mes yeux qui sont mouillés. Merci...

Prax a dit…

aurélie : je ne suis pas fier du tout de cette humidité là. Muxu.

Berthoise a dit…

J'ai lu et puis je suis repartie sans rien dire, il me faut un peu de temps. Y a-t-il des textes pour les blogs et d'autres pour.. pour qui au fait ?
Ce texte-là me touche parce qu'il change de ton, parce qu'il n'est pas larmoyant et cependant plein d'émotions.
Muxu( c'est bien comme ça qu'on dit )

Prax a dit…

berthoise : bai, c'est comme cela.

Martin Lothar a dit…

Tu sais où tu peux te les mettre "tes lignes éditoriales" ?
Dans la poubelle, avec les pulls mal lavés et surtout : Mâles séchés !
Non, ne supprime jamais ce texte hein !
C'est un ordre !
Ah mais !

la Mère Castor a dit…

On garde.
Tout. On s'en fout du format.
Un seul désir : encore.

Nadège a dit…

Les autres ont raison, il faut tout laisser, et je ne vois pas en quoi il n'est pas au bon format.

txita a dit…

Très beau texte, les autres ont raison, et n'hésites pas à faire du hors format.

Prax a dit…

martin : tu as des problèmes toi aussi avec les pulls ?
mme de K : bai
mère castor : insatiable ? pauvre père castor !
nadège : j'ai des idées rétrogrades sur ce que doit être un blog !
txita : que j'arrête d'être têtu ?

Milesker à Arnaud et Mme de K pour les conseils typographiques et orthographiques.

Anonyme a dit…

y aurait-il par hasard un autre endroit où tu publies ces textes que tu juges hors-ligne?
Je veux bien que tu me donnes l'adresse du grillon, j'aurais deux mots à lui dire
oviri

Prax a dit…

oviri : ez, c'est oublié au fond d'une mémoire morte.

Anonyme a dit…

alors chante, chante petit grillon
ovi

Prax a dit…

kirkil : grillon

Anonyme a dit…

c'est c'ui kikil kilé
ces deux là vont te porter un bonheur cru et tendre
ovi

Anonyme a dit…

ça marchera mieux avec kirkil

Prax a dit…

Ovi : chic

a : pas sur de voir la nuance ?

Anonyme a dit…

c'est rien, c'est juste que mon premier kikil manquait d'air
Maintenant, chante.
ovi

Gino a dit…

Sortir de la route, c'est bien. J'ai encore le chant du grillon dans la tête

Prax a dit…

gino : kri, krriii, kri, krriii

sinkrou a dit…

Ce n'est peut-être ni crudité, ni fleur bleue, mais dieu que c'est beau. Beau et plein d'émotions.
A son époque, cela aurait valu un gros lulu. Voire même un énorme gros lulu.

Prax a dit…

sinkrou : milesker